Pourquoi la présence maternelle compte autant lors des premiers moments de vie de bébé ?
Pour vivre, tout individu doit se nourrir. Mais pas simplement d’aliments… Également de nutriments affectifs. Cette nourriture affective est intrinsèquement liée à l’allaitement (ou à la prise du biberon). Ce moment intime de partage du temps permet autant l’alimentation du corps que du cœur. C’est dans ces épisodes nourriciers que bébé obtient une attention privilégiée de sa maman. Enfin, c’est ce qui naturellement se produit[1] afin de construire le lien et ainsi les bases de la sécurité affective. Il s’agit là d’un besoin fondamental pour le développement psychique de l’enfant. Il y a bien sûr sa courbe de croissance, sa prise de poids mais également son hygiène mentale. Le temps de nourrissage du nourrisson -avec une proximité lexicale qui souligne le commun- est amarré à la mère. En effet, celle qui le nourrissait naturellement avant du dedans continue simplement après l’accouchement pour faciliter la transition. De l’intérieur du ventre au creux de ses bras la mère offre à son nouveau-né de la continuité, de la fiabilité psychique et de la vitalité physique. C’est à elle que revient prioritairement cette mission -au démarrage fusionnelle- de maternage-nourrissage avant d’élargir ensuite l’espace humain. La mère doit répondre aux besoins précédemment remplis in utéro afin de permettre à son enfant de vivre et d’évoluer et progressivement de construire l’altérité.
Le besoin de sécurité relationnelle par l’établissement d’un lien affectif (continu, stable) est, dans la théorie de l’attachement, premier et socle des autres besoins. En effet, parmi les besoins de tout individu et en particulier du tout-petit, celui de sécurité tient une place particulière et fondamentale. L’espace de sécurité, correspond à l’environnement dans lequel évolue l’enfant, il est un facteur exogène tandis que l’espace sécure est davantage que cela : il correspond au sentiment de sécurité interne de l’enfant. Ainsi, le climat relationnel mère-bébé mais aussi plus largement l’ambiance familiale constitue progressivement un sentiment de sécurité. Ce sentiment de sécurité permet l’ouverture, l’appétit au monde environnant. Bébé a tout à apprendre de ses premiers objets d’attachement pour se constituer des repères fiables, stables et en retirer un vécu de sécurité intérieure. Cette sécurité n’est pas seulement l’absence de danger, ni une sécurité au plan de l’environnement (matériel, humain) mais relève aussi du ressenti, du vécu. Nous parlons ici du sentiment de sécurité qui permet le développement de la confiance avec comme point d’ancrage, l’indispensable et profond besoin de l’autre qui prend soin de soi (le caregiver). Cette sécurité s’édifie dans la relation de nourrissage mère-enfant. La qualité de ce temps d’alimentation lactée est déterminant dans la construction du lien primaire d’attachement et demeure imprimé en nous, dans nos patterns psychiques. L’attachement rappelle qu’il y a de la sécurité dans le lien affectif.
Ce besoin de sécurité est le point d’ancrage du développement de l’être et de son bien-être. La sécurité relève du besoin. Ce besoin fondamental de sécurité arrive selon Maslow (1943) juste après les besoins physiologiques et notamment boire/manger. Ses travaux ont permis le classement des besoins humains par ordre d’importance en cinq niveaux et selon leur ordre chronologique d’apparition : la satisfaction des besoins d’un niveau engendrant les besoins du niveau suivant. Si cette hiérarchisation des besoins a pu être remise en cause (Alderfer, 1969; McClelland, 1961), elle a au moins le mérite d’articuler le processus motivationnel à la satisfaction des besoins, et d’avancer que l’enchaînement des différents paliers de respect des besoins conduit au dernier stade à l’accomplissement de soi. Ainsi, les besoins physiologiques, en situation insécure, passent au second plan : un enfant priorisera son besoin de l’autre, source de sécurité tout comme les singes rhésus lors des expériences de Harlow (1958) préfèrent le contact de la mère à son lait. L’observation de réactions vitales et psychologiques extrêmes de nourrissons abandonnés en pouponnière par leur mère ou privés de liens d’attachement stables témoigne d’une souffrance affective telle qu’elle en devient morbide. Ce syndrome de régression appelé « dépression anaclitique » et dans sa forme létale « Hospitalisme » (Spitz, 1947) rend compte des conséquences psychologiques graves et physiologiques par répercussion des carences affectives précoces. La théorie de l’attachement (Bowlby, 1978) développe l’idée que la relation précoce entre les figures parentales et l’enfant constitue le point de départ de la relation interpersonnelle (Hughes et al., 2005) qui se poursuit dans des relations secondaires.
La théorie de l’attachement résulte du modèle d’empreinte inspirée de la théorie de l’évolution (Darwin, 1859) et de l’observation des primates. « L’imprinting » proposée par Heinroth en 1910, puis formalisée par Lorenz en 1935 (Montagner, 2007), a eu un rôle essentiel dans le développement des recherches sur les mécanismes et la genèse du lien entre la mère et son enfant, d’abord chez les oiseaux, puis chez les mammifères y compris l’espèce humaine. Influencé par cette théorie dans l’élaboration du modèle de l’attachement, Bowlby postule qu’il existe chez le bébé humain « des comportements d’attachement dont la fonction est de réduire la distance et d’établir la proximité et le contact avec la mère » (Bowlby, 1978, p. 22‑23). Bowlby fait l’hypothèse d’un comportement primaire d’attachement liant l’enfant à sa mère. Il emprunte un mode d’explication du fonctionnement humain fondé sur la survie de l’espèce et met en évidence l’importance de l’homéostasie, à savoir que l’être humain maintient son équilibre grâce à une autorégulation qui permet l’adaptation en fonction de son environnement. Sans réduire la relation mère-enfant à une relation de nourrissage qui satisfait le bébé au plan affectif et alimentaire, Bowlby défend l’idée qu’un lien premier – vital – et indépendant de toute libido entre une mère et son bébé se construit lors du temps partagé biberon/sein (peau à peau, portage, touchers, échanges visuels…). Cet attachement qui s’établit n’est pas un état stable déterminé ni fixé définitivement, mais un mouvement, un processus qui tend à se bâtir tout au long de la vie (Miljkovitch, 2001). Dans le film « John goes to the nursery » (Bowlby, 1978), sont observées et décrites trois phases principales lorsque ce lien vient à manquer à bébé : la protestation, le désespoir et le détachement lors de la séparation mère-enfant. L’importance de la qualité de l’attachement dans les relations précoces et de ses conséquences sur les processus de séparation, de deuil, de perte s’impose comme une réalité scientifiquement validée. Aussi paradoxalement que cela puisse paraître, la sécurité de cette base d’attachement (qui est une dépendance à la mère) permet l’émancipation de l’enfant (une indépendance future).
Comment l’attachement permet-il de produire de la confiance et de l’intelligence ? Comme beaucoup de systèmes qui servent à la survie et à la reproduction, celui d’attachement est intimement articulé à d’autres systèmes de comportement tels que l’exploration, la fuite et l’alimentation. Il est supposé s’activer et s’arrêter en réponse à des « signaux » provenant de l’environnement interne ou externe tels que la maladie, les indications de danger ou de sécurité. Cette sensibilité du tout-petit aux signaux internes comme externes, s’accroche et s’accorde à celle de sa figure d’attachement, son caregiver initial, maternel. Cette sensibilité de la mère et sa capacité à appréhender les besoins de son enfant sont posés comme prédicteurs du type d’attachement futur. En effet, le système de comportement d’attachement semble maintenir son influence tout au long de la vie et expliquer certains aspects centraux de l’état mental de l’individu. De l’observation de la dyade mère-enfant, Ainsworth a développé le concept de « base sécurisante » (Ainsworth, 1983) qui renvoie au fait qu’une personne se sent bien et exploite son potentiel lorsqu’elle sait qu’elle peut compter sur une figure d’attachement en cas de danger ou de difficulté. Cette figure lui sert de base sécurisante : le bébé qui a confiance en sa mère va être progressivement capable de fonctionner indépendamment d’elle tant sur le plan physiologique que psychologique. La mère sécure « en le libérant de l’angoisse et de la rage qui surviennent quand ses besoins physiques et affectifs restent insatisfaits, elle aide l’enfant à développer un sentiment de bien-être et d’identité personnelle qui lui permet de fonctionner de manière autonome » (Miljkovitch, 2001, p. 30). Se dégage ainsi l’idée selon laquelle la théorie de l’attachement a permis de créer un pont entre les sphères affective et cognitive. Aussi, le développement et « l’épanouissement cognitif est en rapport avec la sécurité d’attachement » (Miljkovitch, 2001, p. 12). Les travaux d’Ainsworth ont pointé que l’enfant ose explorer le monde dans un mouvement de curiosité intellectuelle et d’appétence affective quand il se sent en sécurité et (ré)confort auprès de l’un de ses parents. Bowlby propose le concept de « Modèle Interne Opérant » (MIO) qui désigne un système de représentations cognitives dans lequel sont emmagasinées les informations provenant des expériences d’attachement avec les figures parentales. Ces représentations d’expériences sont codées, mémorisées puis retrouvées dans la mémoire bien qu’elles ne soient pas forcément conscientes. Par conséquent, si l’apparition de la pensée représentationnelle affecte la construction des modèles d’attachement, réciproquement le style d’attachement peut influencer l’organisation et le fonctionnement des représentations (Miljkovitch, 2001). Dans cette perspective, Main (1996) a montré que le sentiment de sécurité autorise une plus grande flexibilité cognitive alors que la sensation d’insécurité conduit à une restriction des représentations mentales.
Nous venons de pointer comment le système exploratoire est en relation étroite avec le système d’attachement qui fonctionne en antagonisme. L’enfant ne peut explorer son environnement que s’il est en confort émotionnel et sécurisé au plan affectif. En revanche, dès lors que l’enfant perd sa sécurité, il active d’autant plus son système d’attachement afin de retrouver un état de confort et réassurance dans un contexte de dépendance à autrui. C’est donc à la manière des vases communiquant que ces deux systèmes fonctionnent. Ce modèle conceptualisé auprès de l’observation du tout petit reste très perceptible ensuite chez les moins jeunes enfants dans les relations analogues ou proches d’accompagnement et très visible au sein d’une classe (Bidal et al., 2008). Ces comportements de quête affective, de recherche de liens affiliatifs, d’appel d’attention, de captation de l’autre, de volonté d’établir une relation privilégiée à l’adulte sont très manifestes en contexte d’apprentissage scolaire. Ainsi, en milieu scolaire le jeune élève qui a besoin de la disponibilité humaine, psychique de son enseignant pour travailler, comprendre, avancer, dépasser ses difficultés, progresser appelle à lui cette attention particulière, il active le système de caregiving. Son adaptation à l’environnement scolaire dépend de cette attention portée à ses besoins. Or, il n’est pas simple pour l’enseignant de répondre à une forte ou fréquente demande individuelle… Aussi, l’enfant insécure aura moins la capacité de puiser dans ses ressources affective personnelle pour supporter la frustration, l’attente, l’indisponibilité des adultes…
Ainsi, nous venons d’expliciter combien ces moments de nourrissage contribuent par leur ritualisation bienveillante à la création d’un sentiment de sécurité interne et comment cette expérience partagée, génératrice de confiance est propice à l’exploration sociale et cognitive future de bébé.
[1] Bien sûr regarder sa tablette ou téléphoner en même temps que donner le biberon ne permet pas les échanges de regards si constructeurs du lien d’attachement, ni l’attention nécessaire au bébé, une pleine dévotion, voire donation de soi avec l’allaitement.